#38 - Racines, vodou et révolution à Lakou Souvnans
Au rythme des ancêtres à Lakou Souvnans, le face-à-face de Wood Terrib, les policiers résistent malgré tout au Champs-de-Mars, montée de tension à La Saline et base armée au Grand Cimetière
Le Lakou Souvnans a été célébré en grande pompe au début du mois, malgré une baisse notable du nombre de touristes cette année. Composée de suites de danses, de chants, de processions et d'offrandes, la grande fête annuelle de ce célèbre lieu de culte vodou a permis aux hounsi [pratiquants et pratiquantes] de renouer avec leurs ancêtres et de solliciter le retour de la paix en Haïti.
Tout ça et bien plus dans l’édition #38 de HAÏTI MAGAZINE par DÈYÈ MÒN ENFO, collectif de journalistes et de professionnel·les des médias basé·es en Haïti.
Mot de la rédaction : Pour souligner notre premier anniversaire, l’équipe d’HAÏTI MAGAZINE a préparé un numéro spécial sur la célébration de Lakou Souvnans aux Gonaïves, un an après notre numéro qui portait sur les célébrations rara dans le Sud-Est suivi de celles dans la Grand’Anse. Bonne lecture!
Étienne Côté-Paluck
Sommaire #38
Au rythme des ancêtres : espoirs de récoltes abondantes et de paix à Lakou Souvnans
Vidéoclip de la semaine : Angajman par Wood Terrib
Champs-de-Mars : les policiers résistent malgré tout
Montée de tension à La Saline
Le Grand Cimetière de Port-au-Prince transformé en base armée
Revues de presse de la semaine
Au rythme des ancêtres : espoirs de récoltes abondantes et de paix à Lakou Souvnans
Les tambours ont résonné pendant cinq jours, au début d'avril, à Lakou Souvnans, situé en périphérie des Gonaïves. Fondé en 1815, ce temple est l'un des plus importants de la tradition vodou haïtienne. Des hommages ont été rendus et des demandes adressées à de nombreux lwa, esprits des ancêtres qui régissent la vie, selon cette religion au fondement de la nation haïtienne.
Chaque journée a été rythmée de différents rites et danses dédiés à divers lwa et à leurs familles. Les initié·es du lieu sont répartis en deux groupes : les Grenadiers et les Chasseurs. Ces groupes ont alterné ou se sont réunis pour maintenir du soir au matin un flux presque continu de processions et de danses.
Le public était invité à participer à la fête, mais l'affluence des visiteurs a été réduite à cause des blocages autour de la capitale et de l'aéroport international de Port-au-Prince.
Les célébrations ont été précédées par des bandes rara le jour du vendredi saint au calendrier catholique. Samedi, la cérémonie a commencé avec une prière entre initié·es, puis danses et chants dans le péristyle (temple) avec le public. Des offrandes de toutes sortes et des processions dans plusieurs espaces du Lakou Souvnans, chacun dédié à un lwa différent, ont marqué la journée de dimanche. Sous un arbre du lieu consacré à Ayizan, des poules et mouton ont d’abord été sacrifiés. Pour le lwa Ogou, la procession a tourné autour d'un grand tamarinier, machettes en bois à la main, symbolisant la révolution haïtienne, et un bœuf a été sacrifié.
Au fil de l'après-midi, dimanche, les habits blancs ont cédé la place à des tenues colorées. La soirée s'est conclue dans le péristyle avec des chants et des danses en présence des dignitaires du temple: l’impératrice, l’empereur et le premier Larenn (responsable des chants).
Lundi, les pratiquants ont quitté très tôt Lakou Souvnans pour une procession vers de grands arbres (mapous) des alentours, accompagnés des tambourineurs, pour rendre hommage en grande partie au lwa Papa Lisa. Durant cette journée, un hommage a aussi été rendu au lwa Agwe, protecteur des pêcheurs et des voyageurs en mer, évoquant le retour symbolique en Afrique.
Lors de cette procession, les tambourineurs ont guidé le groupe. Transportant un banc, ils s'y sont installés périodiquement pour marquer le rythme. Lorsque le groupe de dignitaires et hounsi les rejoignait, les musiciens cessaient de jouer et déplaçaient leur banc quelques mètres plus loin. Pendant ce temps, la foule continuait de chanter sur place. Puis les tambourineurs reprenaient le rythme et le groupe se remettait en marche pour rejoindre les tambourineurs à leur nouvel emplacement.
Plusieurs rituels et prières se sont succédés autour d'un grand mapou. Lors de ces cérémonies, l'impératrice de Lakou Souvnans a prononcé un discours sollicitant des lwa qu'ils instaurent la paix en Haïti et apportent suffisamment de pluie pour garantir des récoltes abondantes.
Au fil de l'après-midi, les habits blancs ont une nouvelle fois cédé la place à des tenues colorées, pour saluer le renouveau.
Mardi, deux grands tambours installés au centre du péristyle ont représenté le lwa Asòtò sur un rythme presque guerrier. Celui-ci permet de communiquer avec d’autres lwa et est fortement associé, lui aussi, à la révolution haïtienne. À la fin de la journée, ces tambours ont été soigneusement rangés dans leur demeure, une petite maisonnette située près du péristyle, où ils resteront jusqu'à l'année prochaine. Peu après, les festivités ont repris et se sont prolongées une dernière fois une bonne partie de la nuit.
La journée de mercredi 3 avril était consacrée aux enfants, tandis que jeudi, la communauté a souligné la réussite de la semaine. Ce jour-là, un gâteau a été partagé, suivi le lendemain d’un bain rituel et des cérémonies de clôture.
À lire aussi :
Vidéoclip de la semaine
Angajman - Wood Terrib
Le rappeur (et chanteur) Wood Terrib soulève dans Angajman une question éthique majeure en Haïti, où tant les policiers que les membres des groupes criminels armés proviennent des milieux populaires. Au cœur de ce face-à-face, un jeune homme armé justifie son choix : il se sent obligé, par devoir envers la patrie, de défendre sa famille et son quartier menacé. « Je ne peux pas fuir devant mes ennemis », affirme-t-il. « Je garde les armes pour me battre, bien que ce ne soit pas la vie que j'aurais choisie. […] Le système fait que la société me considère comme un bandit. J'ai tant d'ennemis que je ne peux pas me permettre de ralentir. […] Quand on est gangster, on sait que nos jours sont comptés. »
Le récit se poursuit avec les mots d'un policier : « La police m'a assigné cette mission », explique-t-il. « Ma famille est constamment angoissée, mais j'ai prêté serment de protéger et de servir. Je ne peux pas fuir face aux bandits. Mon seul regret est que l'État ne soutiendra probablement pas ma famille si je venais à mourir en service. »
Le policier reprend ensuite le refrain célèbre d'une chanson de Woody Terrib sortie il y a plus d'un an : « Dites à ma famille de ne pas pleurer si je meurs, avec mon arme je continuerai à protéger et servir mon pays. »
Le jeune homme armé ajoute sur la même mélodie : « Avec mon arme, je protégerai mon quartier pour survivre. »
Champs-de-Mars : les policiers résistent malgré tout
Alors que le centre-ville de Port-au-Prince reste en majeure partie sous le contrôle des groupes armés, le Champs-de-Mars constitue encore un bastion de résistance. Les trois principaux axes menant jusqu'au Champs-de-Mars depuis le sud et le sud-est, Lalue (John-Brown), Turgeau (Jean-Paul-II) et Bois-Verna, servent désormais de zones tampons.
Depuis un mois, plusieurs groupes criminels armés tentent de s'emparer symboliquement du terrain du palais présidentiel, également connu sous le nom de Palais national. Toutefois, cette entreprise s'avère complexe. Le Champs-de-Mars abrite cinq grands bureaux de la sécurité publique et des équipes spécialisées : l’unité de police du Palais national, le Commissariat de Port-au-Prince, la Direction départementale de la police nationale, ainsi que le quartier général de l’armée et de l'Unité départementale de maintien de l'ordre (UDMO, police).
Ces dernières semaines, la plupart des policiers de la grande région métropolitaine se sont repliés dans leurs bases respectives, qu’ils défendent contre diverses attaques. Cela inclut notamment les incidents récents à Clercine, où se trouvent la base de la Brigade d’intervention motorisée (police) et le commissariat de Clercine.
Les membres du nouveau Conseil présidentiel, nommés par décret officiel cette semaine, espèrent par ailleurs être intronisés dans les jours qui viennent sur le site du Palais national au Champs-de-Mars. Réussiront-ils sans que la cérémonie ne se termine en panique ?
À Port-au-Prince, de nombreux tirs ont aussi été entendus au Champs-de-Mars lundi dernier lors de l'une de ces attaques. La situation semble s'être quelque peu apaisée depuis, bien que des coups de feu continuent sporadiquement. De nombreux coups de feu ont encore été entendus aujourd’hui. Un enlèvement a également été signalé hier sur la rue 4 à Turgeau, alors que le nombre de kidnappings avait considérablement diminué dans la capitale depuis un mois et demi.
Dans toutes la ville, les écoles sont toujours fermées, comme la plupart des bureaux. Près de 100 000 personnes auraient quitté la capitale depuis les nouveaux affrontements, début mars.
Montée de tension à La Saline
La Saline, un quartier stratégique de Port-au-Prince, est devenu un enjeu majeur ces derniers mois. Il abrite habituellement le plus grand marché public du pays, qui constitue une source de revenus cruciale pour les groupes armés. Sa position centrale, entre le nord et le sud de la capitale et face au grand port commercial du centre-ville, en fait un quartier stratégique pour diverses activités lucratives, telles les vols de camions et l'exaction de droits de passage.
Cette semaine, les affrontements ont repris entre deux factions rivales. Le groupe armé local, qui avait repris le contrôle de la zone il y a quelques mois, continue de dominer, à l'exception du Lycée La Saline, notamment. Cette école, située en hauteur par rapport aux autres bâtiments du quartier, offre une vue qui permet de surveiller les allées et venues dans le quartier et le long du grand boulevard Harry-Truman, où se trouve le port.
Le Grand Cimetière de Port-au-Prince transformé en base armée
L'entrée du Grand Cimetière de Port-au-Prince sert désormais de base à des groupes armés, qui contrôlent les allées et venues sur la rue ainsi que dans la station de bus de Portail Léogane, désormais dépourvue de ses bus. Un membre de DÈYÈ MÒN ENFO, habitant à proximité, a récemment été contraint de déménager temporairement pour éviter de passer trop fréquemment dans la zone. Depuis l'attaque du Sous-commissariat de Portail Léogane le 29 février, cet endroit est devenu un champ de bataille (ou var en créole) entre policiers et groupes armés.
De plus, un nouveau péage a été mis en place en banlieue, dans le secteur du Lambi (Gressier), pour les bus et les camions qui tentent encore de se rendre vers le sud du pays. Ce nouveau poste porte à cinq le nombre de péages sur la route nationale #2 sous contrôle armé, et, selon le dernier rapport du Réseau national des droits humains (RNDDH), il y aurait au moins 13 péages de ce type dans toute la région.
Nouvelle collaboration de l’équipe de DÈYÈ MÒN ENFO avec la publication Narratively:
Au revoir, Joe
C’est avec une profonde tristesse que nous avons appris le décès de Ernst “Joe” Michel, un collaborateur cher et ami de plusieurs membres de notre équipe chez DÈYÈ MÒN ENFO. Joe est décédé à la suite de complications lors d'une intervention médicale. Nous garderons en mémoire son esprit généreux et son amour profond, ainsi que l'accueil chaleureux de son péristyle. Nous adressons nos pensées les plus sincères à sa femme, à ses enfants, ainsi qu'à toute sa famille et ses amis, de Cité-Soleil à La Saline et au-delà.
L’équipe DÈYÈ MÒN ENFO
Photo-journalistes : Francillon Laguerre, Sonson Thelusma, Andoo Lafond, Milot Andris, Patrick Payin
Comité éditorial : Etienne Côté-Paluck, Jean Elie Fortiné, Jean-Paul Saint-Fleur
Stagiaires : Wilky Andris, Donley Jean Simon
Collaboration spéciale : Françoise Ponticq, Stéphanie Tourillon-Gingras, Clarens Siffroy, Mateo Fortin Lubin
Partenaires médiatiques : Centre à la Une, J-COM, Nord-Est Info
Partenaire institutionnel : Kay Fanm, Mouka.ht
Un merci particulier au Fonds québécois pour le journalisme international (FQJI) pour son appui.
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Revues de presse de la semaine
Revue de presse - Genre et droits des femmes
présentée par KAY FANM
Football : Fin de règne pour le Dr Jean-Bart à la tête de la Fédération haïtienne de football - Le Nouvelliste
Aucune explication mais tout le blâme : De jeunes mères plaident en faveur de l’éducation sexuelle en Haïti - Le National
Mobilisation des femmes du Limbé pour dénoncer la discrimination, la violence et l'exclusion - Le Nouvelliste
Sud-Est: des organisations de femmes réfléchissent sur la situation des femmes face à la crise - Le Nouvelliste
Silence, on hurle ! – La loi de ma bouche
Dossier Viol-RD: la mineure haïtienne va être entendue par la justice - Loop Haiti
Revue de presse - Culture et patrimoine
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2223 Records : une maison de disques qui vise à encadrer les jeunes talents en Haïti - Le National
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Clôture de la saison de Rara 2024 à Léogâne sur fond de crise - Le National
FOKAL rend hommage à Maryse Condé - Fondation connaissance et liberté
Dug-G sort son nouveau projet, « The DugFather » . Le Nouvelliste
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