#37 - La vie au temps du « Bwa Kale » : un an de résistance populaire
Le mouvement d'autodéfense Bwa Kale, la plus importante station de bus à l’arrêt, une paix précaire à Cité-Soleil, de l’eau coule dans le canal de Ouanaminthe et Watson-G de retour au sommet
Depuis un an, le mouvement populaire d'autodéfense Bwa Kale, synonyme d'une lutte impitoyable contre les présumés bandits par des exécutions sans procès, continue de gagner du terrain. Récemment, de nouvelles barricades ont été érigées, tant à Mirebalais qu'à Canapé-Vert, dans le but de bloquer le passage des bandes criminelles qui assiègent tout le centre-ville de Port-au-Prince depuis le début du mois de mars. Ce combat, visant à préserver les quartiers libres de la capitale, se mène souvent au prix du sang.
Tout ça et bien plus dans l’édition #37 de HAÏTI MAGAZINE par DÈYÈ MÒN ENFO, collectif de journalistes et de professionnel·les des médias basé·es en Haïti.
Mot de la rédaction : À peine de retour d’un grand reportage dans le nord d’Haïti, l’équipe de DÈYÈ MÒN ENFO a été rattrapée par l’actualité de Port-au-Prince ces dernières semaines. Nous sommes bien contents de vous retrouver et bienvenue aux nombreux nouveaux abonné·es.
Étienne Côté-Paluck
Sommaire #37
Bwa Kale : aux premières lignes de la résistance
Portail Léogane: la plus importante station de bus du pays à l’arrêt
Une paix précaire à Cité-Soleil
De l’eau coule dans le canal de Ouanaminthe
Vidéoclip de la semaine : M nan san de Wenly Jay et Watson-G
Revues de presse de la semaine
Bwa Kale : aux premières lignes de la résistance
La recrudescence des attaques armées à Port-Prince depuis le 29 février a ravivé le mouvement Bwa Kale au sein de plusieurs quartiers encore libres. Dans des zones telles Canapé-Vert, Turgeau, Nazon, et d’autres encore, des collectifs de voisins ont formé des brigades pour empêcher un potentiel assaut de groupes criminels armés. Souvent menées avec l'assentiment tacite de policiers, ces actions représentent une forme de justice populaire impitoyable. À Delmas 95, plusieurs agresseurs présumés ont ainsi été exécutés il y a dix jours, ces « bandits » étant habituellement tués et parfois même brûlés sur le champ. Cette réaction radicale reflète l'effacement presque total de l’institution judiciaire du pays, au point où certains policiers se muent parfois en exécuteurs de leurs détenus, comme ce fut le cas pour deux d’entre eux vendredi dans le bas de Turgeau, selon un témoin rencontré par DÈYÈ MÒN ENFO.
Depuis plus de trois ans, Port-au-Prince subit les assauts de jeunes armés qui, quartier après quartier, se livrent au vol, au kidnapping, à l'extorsion, voire au meurtre de résident·es et de passant·es. À la suite de l’abandon du pénitencier national début mars, ces bandes se sont concentrées sur le pillage des commerces du centre-ville, l'attaque d'institutions étatiques ou de commissariats toujours actifs, ainsi que sur la destruction de certaines écoles et universités.
La situation déjà fragile a atteint un point critique avec l'occupation complète du centre-ville, dès les premiers jours de mars, par ces groupes armés, à l'exception notable du bâtiment de la Banque de la République d’Haïti (BRH, banque centrale), protégé par des forces paramilitaires fortement armées.
Attaque armée lundi contre la banque centrale - Le Nouvelliste
À la suite de la démission du gouvernement Henry, sous pression des États-Unis, le premier ministre est sur le point de laisser sa place à un gouvernement d'union nationale composé de six coalitions ou partis politiques et d’un représentant du secteur privé. Un couvre-feu a été instauré dans la capitale, où écoles et bureaux sont fermés depuis un mois déjà, plongeant le pays dans une attente tendue.
Malgré une certaine diminution de leur fréquence, les tirs résonnent toujours chaque nuit dans les collines de la capitale. Cette après-midi a encore été parsemée de tirs en provenance du Champs-de-Mars, où la police a affronté à nouveau les groupes armés à partir d’environ 13h. Les tirs résonnent toujours au moment d’écrire ces lignes.
Depuis un mois, de nombreux corps sans vie ont été retrouvés presqu’à tous les jours le long des rues, dans divers quartiers. Ces morts violentes sont-elles le résultat de règlements de comptes, ou des présumés criminels attrapés sur le fait ? La plupart des gens ferment les yeux, en espérant à chaque fois que ces personnes-là le méritaient vraiment, sans être en mesure toutefois de vérifier l’histoire de cadavres pour la plupart déjà calcinés.
À Mirebalais, au nord de Port-au-Prince, une foule a pris d'assaut le commissariat local vendredi dernier, y lynchant deux individus arrêtés le matin même pour suspicion de lien avec un trafic de munitions. L’un des deux détenus décédés était un agent de police de la capitale, en civil, soupçonné de corruption.
Mibalè : Popilasyon an touye 2 prezime bandi, pami yo yon polisye – Centre à la UNE
Mirebalais reste un haut lieu de la mobilisation des groupes d’autodéfense, encouragée d’ailleurs par la mairie à la suite des récentes incursions de groupes armés en provenance de Port-au-Prince. Porte d'entrée du département du Plateau central, la ville est située sur la route qui mène à la frontière dominicaine. C’est sur cette route, à Belladère, où, samedi dernier, un homme accusé de s'être évadé de la prison de la capitale, a été lynché par une foule en colère, confirme notre partenaire Centre à la UNE.
Alors que les opérations menées par les groupes armés à Port-au-Prince deviennent de plus en plus désorganisées, leur champ d'action s'élargit. Initialement concentrées sur le centre-ville et les établissements pénitentiaires, ces attaques ciblent désormais également des zones résidentielles. L'assaut lancé il y a une dizaine de jours, de la route de Frères à Pétion-Ville jusqu'à Delmas 95 et ses alentours, en est un bon exemple.
Pétion-Ville assiégée, des bandits tués - Le Nouvelliste
Haïti - FLASH : Entre 30 et 40 tués à Pétion-ville en 5 jours - HaitiLibre.com
Au cours de la dernière semaine, déjà accablé par les pillages, le centre-ville de Port-au-Prince, n'a pas été le seul à souffrir de la violence. Les quartiers de l'arrondissement de Clercine, à l'est de l'aéroport, ont aussi été le théâtre d'échanges de tirs intenses pendant plusieurs jours. Cette période d'insécurité s'est finalement apaisée suite à une intervention musclée de la police, qui s’est conclue hier.
La situation sécuritaire s'avère encore plus précaire dans la banlieue nord de la capitale. Croix-des-Bouquets (Bon-Repos, Canaan, Onaville, etc) est désormais largement dominée par des factions armées. Selon un policier à qui nous avons parlé, ces groupes auraient spécifiquement visé le commissariat et le quartier général de la Brigade d'intervention motorisée (BIM) sur la place Clercine. Habituellement vivante et animée, cette zone s'est métamorphosée lors de certains affrontements en ont fait un champ de bataille à ciel ouvert.
De longue date, le groupe armé connu sous le nom de Chen Mechan (G9) domine de nombreux quartiers aux alentours de Clercine. Selon les informations recueillies par DÈYÈ MÒN ENFO auprès de résidents, ce groupe a accueilli récemment un afflux d'individus armés étrangers à la zone. L'intervention de la police s'est intensifiée samedi dernier, jusque tard dans la nuit, ciblant une de leurs "bases" située près du marché Croix-des-Missions. Grâce au soutien de plusieurs véhicules blindés, les forces policières auraient réussi, au cours du weekend, à repousser plusieurs hommes armés aux abords du commissariat, entrainant plusieurs pertes en vies humaines du côté des assaillants.
L'économie étant paralysée depuis trois ans, la moitié de la population d'Haïti fait face à une crise alimentaire sévère, situation presque sans précédent dans ce pays tropical, tout au moins pour une durée aussi longue. L’économie et la circulation de presque tout le pays dépend de Port-au-Prince, entièrement bloqué.
Portail Léogane: la plus importante station de bus du pays à l’arrêt
La station Portail Léogane, pivot majeur des liaisons routières desservant tant le Grand Sud d'Haïti que tous les quartiers de la capitale, affiche un calme inhabituel. Les rues aux alentourw sont désertes, les autobus qui tentent encore de rallier le sud le font à leurs risques et périls, préférant d’ailleurs embarquer leurs passagers 2 km plus loin, sur la rue Lalue (John-Brown). Cet exode des chauffeurs de bus de leur station habituelle fait suite à l'incendie et à la prise de contrôle du sous-commissariat Portail Léogane début mars.Celle-ci les a poussés d'abord vers la rue Saint-Honoré, à proximité de l'ancien théâtre Rex, avant que les violences ne les en éloignent encore davantage. « On traverse en courant pour rentrer chez soi », témoigne un membre du collectif DÈYÈ MÒN ENFO, résident du secteur.
Une paix précaire à Cité-Soleil
Dans une capitale secouée par l'insécurité, Cité-Soleil, et en particulier le secteur de Brooklyn, connait une période de calme. Malgré les craintes d'une escalade des violences entre factions rivales, le groupe armé local sous les ordres du surnommé Ti-Gabriel, figure dominante parmi les groupes armés de la capitale, s'est détourné des récents affrontements orchestrés par d'autres bandes. Depuis la création du collectif armé G9 en 2019, il est l'un de leurs plus importants rivaux.
De l’eau coule dans le canal de Ouanaminthe
À Ouanaminthe, le projet du canal connaît des avancées notables : la construction de la jonction entre le canal et la rivière, qui devait se faire à sec, est désormais terminée.
L'acquisition récente d'une pelle mécanique, don d'un influent pasteur haïtien résidant aux États-Unis, a significativement accéléré le rythme des travaux qui ne sont toujours pas achevés. La redirection de la rivière Massacre vers son cours naturel a permis de faire entrer l’eau dans le canal pour la première fois. Il reste cependant à finaliser la majeure partie du tracé du canal, qui est encore en grande partie à l'état de terre battue.
Vidéoclip de la semaine
M nan san - Wenly Jay et Watson-G
L'association entre Watson-G, rappeur et chanteur déjà établi, et Wenly Jay, a donné naissance à un succès majeur, résonnant comme un hymne à la persévérance face aux adversités de la vie. En un mois seulement, leur collaboration a captivé près de 2 millions de spectateurs sur leurs comptes YouTube respectifs. Le vidéoclip illustre la quête d'une meilleure vie, montrant Watson-G endosser les rôles de placier de bus et de mécanicien, métaphores de la lutte quotidienne de chacun dans le pays.
« Je vais toujours chercher un genre pour vivre, rendre ma vie libre, car rien ne me sera donné. La vie n’en peut plus de me maltraiter. À chaque coup, j’apprends. Je n’ai jamais peur des échecs que la vie me présente, mais quand je dois avancer tout semble vouloir m’arrêter. Comme si la misère s’additionne. Dans tout ce que je fais, on me bloque. »
Extrait du refrain
L’équipe DÈYÈ MÒN ENFO
Photo-journalistes : Francillon Laguerre, Sonson Thelusma, Andoo Lafond, Milot Andris, Patrick Payin
Comité éditorial : Etienne Côté-Paluck, Jean Elie Fortiné, Jean-Paul Saint-Fleur
Stagiaires : Wilky Andris, Donley Jean Simon
Collaboration spéciale : Stéphanie Tourillon-Gingras, Mateo Fortin Lubin, Siffroy Clarens, Jéthro-Claudel Pierre Jeanty, Sadrax Ulysse
Partenaires médiatiques : Centre à la Une, J-COM, Nord-Est Info
Partenaire institutionnel : Kay Fanm, Mouka.ht
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